André Compte-Sponville, Est-on libre jamais?

Est-on libre jamais ? Je laisse de côté la liberté politique, bien sûr décisive, que la démocratie permet à peu près. Mais il y a des esprits libres dans les régimes totalitaires ; et des esprits soumis ou aliénés dans les démocraties… C’est dire que la liberté intérieure n’est jamais reçue, purement et simplement, de la société. Elle n’est pas davantage innée, ni totale. Le libre arbitre m’a toujours paru une fiction impensable : une volonté indéterminée, qui pourrait vouloir n’importe quoi, ce ne serait plus une volonté, ou elle ne voudrait rien ! Tout au plus peut-on se libérer quelque peu des déterminations, ou de certaines d’entre elles, qui pèsent sur nous… Travail infini : il faudrait se libérer de soi, et c’est ce qu’on ne peut…
Quant au respect d’autrui, c’est bien sûr une valeur sociale, comme toutes les valeurs. Mais elle n’est appliquée ou vécue, comme toutes les valeurs !, que par les individus. Je ne vois rien là qui en fasse une valeur différente des autres… Ne vous méprenez pas sur ce que j’entends par solitude : le rapport à autrui en fait évidemment partie, tous les amants le savent, et chacun d’entre nous. Ce que vous vivez avec votre meilleur ami, vous le vivez seul : lui vit autre chose. Et deux orgasmes, même simultanés, n’en sont pas moins deux. Comment vivre ce que l’autre a vécu ?
Comment sentir ce qu’il sent, éprouver ce qu’il éprouve ? Cela n’empêche pas de s’aimer, ni d’être ensemble, mais dissuade de rêver d’un amour qui mettrait fin (par quel miracle ?) à la séparation ou à la solitude. Il faut être deux pour s’aimer, au moins deux, et l’amour ne saurait abolir cette pluralité qu’il suppose. Cela vaut dans tous les domaines de l’existence. La solitude et la socialité ne sont pas deux mondes différents, mais deux rapports différents au monde, d’ailleurs l’un et l’autre nécessaires, et constituant ensemble ces sujets que nous sommes, ou que nous croyons être. La solitude, encore une fois, n’est pas à côté de la société, mais en elle. Elle n’en est pas moins solitude pour autant : toute vie est sociale, mais ce ne sont pas les sociétés qui vivent… Quant à l’idée que je ne suis libre qu’à la condition de respecter la liberté d’autrui, cela me paraît une tarte à la crème, qui correspond tellement à ce que chacun souhaiterait que je m’en méfie quelque peu. S’il faut respecter la liberté des autres, ce n’est pas pour être libre, mais pour qu’eux le soient, ou puissent l’être.

« L’amour la solitude »
Livre de Poche

Le chemin « Antonio Machado »

Jamais je n’ai cherché la gloire
Ni voulu dans la mémoire
des hommes
Laisser mes chansons
Mais j’aime les mondes subtiles
Aériens et délicats
Comme des bulles de savon.

J’aime les voir s’envoler,
Se colorer de soleil et de pourpre,
Voler sous le ciel bleu, subitement trembler,
Puis éclater.

A demander ce que tu sais
Tu ne dois pas perdre ton temps
Et à des questions sans réponse
Qui donc pourrait te répondre?

Chantez en cour avec moi:
Savoir ? Nous ne savons rien
Venus d’une mer de mystère
Vers une mer inconnue nous allons
Et entre les deux mystères
Règne la grave énigme
Une clef inconnue ferme les trois coffres
Le savant n’enseigne rien, lumière n’éclaire pas
Que disent les mots?
Et que dit l’eau du rocher?

Voyageur, le chemin
C’est les traces de tes pas
C’est tout; voyageur,
il n’y a pas de chemin,
Le chemin se fait en marchant
Le chemin se fait en marchant
Et quand tu regardes en arrière
Tu vois le sentier que jamais
Tu ne dois à nouveau fouler
Voyageur! Il n’y a pas de chemins
Rien que des sillages sur la mer.

Tout passe et tout demeure
Mais notre affaire est de passer
De passer en traçant
Des chemins
Des chemins sur la mer